Lannes, le maréchal du Panthéon

 

Il est 5h 45 en ce 31 mai 1809, il fait déjà chaud, lorsque jean LANNES, maréchal de France, Duc de Montebello, passe de vie à trépas dans un bâtiment annexe de la brasserie d’Ebersdorf. A partir de cet instant commence un long cheminement d’environ 1500 kilomètres, ponctué de multiples stations, qui entrainera le corps de l’illustre soldat de cette obscure brasserie autrichienne au Panthéon parisien, longue, et singulière procession, la première du genre, qui prendra plus d’un an. Etonnant parcours que celui du corps, en voie de décomposition, d’un maréchal de l’Empire, le premier maréchal mort face à l’ennemi, cahotant ainsi sur les routes de l’Europe pour finir sur la montagne Sainte-Geneviève à Paris.

 

Lannes mort, l’Empereur surgit sans entrer devant la porte de la bâtisse un quart d’heure après, réellement ému et triste. Il reviendra dans le courant de l’après-midi et cette fois fera ses adieux à son compagnon d’armes. Après avoir prononcé cette simple phrase : « au surplus tout finit comme ça », il donne immédiatement l’ordre d’embaumer le cadavre, comme Turenne en 1675 ou le maréchal de Saxe en 1750. Prélude à une « sacralisation » publique ou manifestation d’une nouvelle égyptomanie ? A cet instant précis, Napoléon a-t-il déjà en tête le principe d’une inhumation au Panthéon ? Sûrement. Le décret du 20 février 1806 l’autorise en effet à le décider pour ceux « qui auront rendus d’éminents services à la Patrie ». Le texte expose encore : « Leurs corps embaumés seront inhumés dans l’église » du Panthéon. Dés le lendemain le 14é Bulletin de la Grande Armée en date du 1er juin 1809 livre les premières décisions : « Sa Majesté a ordonné que le corps du duc de Montebello fût embaumé et transporté en France pour y recevoir les honneurs qui sont dus à un rang élevé et à d’éminents services. Ainsi a fini l’un des militaires les plus distingués qu’ait eu la France. »

Le corps du maréchal est ainsi voué à la reconnaissance publique. Napoléon passe aussitôt de l’émotionnel à l’acte politique, de l’ami au héros, référent et modèle, du corps de Jean au corps du duc. Cette décision de l’embaumer implique d’emblée que les obsèques ne seront pas immédiats et qu’il faut coûte que coûte préserver au mieux son cadavre. C’est aussi lui conférer un nouveau statut, celui de héros offert à l’adulation publique. Mais avant d’engager le processus le docteur Lanfranque lui retire de l’auriculaire une bague de grenat de faible valeur et lui coupe une mèche de cheveux, lesquels seront transmises plus tard à sa famille. Puis le pharmacien-major Fortin, est choisi par le docteur Larrey pour placer le corps dans un cercueil rapidement confectionné. Fortin a été ainsi désigné parce qu’il aurait, en 1807, après le siège de Dantzig fait preuve, dit-on, de beaucoup de professionnalisme en sauvant à Stargard, près de 900 soldats malades et abandonnés de tous.

Dans la nuit du 31 mai au 1er juin, le cercueil part pour le château de Schönbrunn. Là l’embaumement est pratiqué par Cadet de Gassicourt, le pharmacien ordinaire de l’Empereur, aidé par son ancien élève Fortin mais sous la surveillance de Larrey qui prend les premières initiatives. Un de ses premiers actes consiste à prélever le cœur pour le conserver précieusement comme cela se faisait. Maintenant les premières opérations d’embaumement peuvent commencer, « à la pointe du jour dix-huit heures après la mort » nous indique Larrey, en n’oubliant pas d’indiquer que le travail est difficile car « déjà la putréfaction était portée au plus haut degré. J’eus la plus grande peine à injecter les vaisseaux et à vider les cavités ; je fus obligé d’enlever tout le tissu cellulaire de l’habitude du corps et de l’interstice des muscles : le cœur ne contenait presque point de sang et le cerveau était éloigné de la dure-mère d’environ douze millimètres. Les vaisseaux de communication de la pie-mère au cerveau étaient rompus ; une petite quantité de sang noirâtre était épanchée dans les circonvolutions, et les ventricules étaient pleins de sérosité roussâtre. »

De son côté Gassicourt, dans son livre de souvenirs « Voyage en Autriche », y va lui aussi de son témoignage tout aussi nauséabond :
« Montebello est mort, j’ai embaumé son corps avec MM. Larrey et Parchaud. Il nous a été envoyé le jour même de sa mort, avec ordre de le préparer comme l’avait été le colonel Morland, tué à la bataille d’Austerlitz, c’est-à-dire de le plonger dans une forte dissolution de sublimé corrosif, selon la méthode du Dr Chaussier. Mais le maréchal était en pleine putréfaction, et cette opération qui a duré trois jours a été pénible et dangereuse. Les lotions d’acide muriatique, les fumigations, les cassolettes de benjoin, etc…, ne pouvaient corriger l’odeur horrible de ce cadavre.
Revenons à la « méthode du docteur Chaussier ». C’est une nouvelle méthode qui ne fait plus appel, comme jadis, aux plantes mais pour la première fois à des produits chimiques. Comme le précise Cadet de Gassicourt qui a dû préparer la poudre du sublimé corrosif dans un mortier, la recette semble assez dangereuse. En effet il poursuit :

« J’ai été fortement indisposé par la poussière du sublimé corrosif, dont j’ai plié trente livres dans un mortier découvert. Je me suis trouvé superpurgé pendant trois jours et j’ai eu un commencement de salivation. Lorsque nous avons plongé le corps du maréchal dans le bain mercuriel, l’ammoniaque et l’hydrogène sulfuré qui s’exhalaient du cadavre décomposèrent entièrement la dissolution, et il fallut recommencer. Après huit jours d’immersion, nous avons mis le maréchal dans un tonneau fait exprès, et nous avons achevé de le remplir avec une solution saturée de sublimé corrosif. Le corps, transporté en France, doit être séché et placé dans un cercueil. Nous avons confié ce soin à M. Fortin, pharmacien-major, jeune homme plein d’honneur, de zèle et de civisme. »
Son Excellence le Duc de Montebello, conditionné dans ce tonneau (comme Larrey l’avait déjà fait pour le colonel Morland), entame un voyage de près de 1500 kilomètres qui doit le conduire à Paris. Il est d’abord dirigé sur Straubing en Bavière puis Strasbourg où il arrive le 5 juillet 1809 encadré par un officier et deux sergents de la Garde Impériale et, bien entendu, sous la surveillance du fidèle pharmacien-major. Il n’est pas seul car un autre cadavre, pas encore embaumé, l’accompagne. C’est celui du général Le Blond, comte de Saint-Hilaire, blessé lui aussi à Essling et finalement décédé le 3 juin 1809. A Strasbourg rien n’est prêt pour les recevoir. C’est dans l’urgence, non sans avoir négocié que les caisses ne soient pas ouvertes par les douaniers français, grâce à l’intervention efficace du général Desbureaux, gouverneur militaire, que le tonneau ducal et le cercueil comtal sont finalement déposés dans la cave de la mairie.

Là Fortin, toujours aussi débrouillard, finit par trouver une pièce, à la fois discrète et souterraine, qui sera gardée ensuite par une sentinelle. A l’abri des regards indiscrets, il pourra poursuivre les dernières opérations d’embaumement du maréchal et pratiquer, enfin, sur l’ordre du docteur Larrey, celles destinées au général Le Blond dont on se demande dans quel état il pouvait être en ce mois de juillet 1809. Le maire de Strasbourg, Wangen de Gueroldseck, animé des meilleures intentions, est aussitôt sollicité pour avancer les frais liés aux embaumements. Il ne manquera pas d’en demander le remboursement au ministère de la Guerre dès le mois de février 1810. En effet il y a encore du travail comme sécher le cadavre du maréchal. Fin décembre le docteur Larrey fournit les ultimes instructions pour achever sa momification ainsi que celle de son compagnon d’obsèques. Plusieurs mois après Fortin peut enfin adresser au pharmacien ordinaire de l’Empereur, un compte-rendu épistolaire des opérations menées par lettre en date du 23 mars 1810 :

« Grâce à vos soins et à ceux de M. Larrey, l’embaumement du maréchal a parfaitement réussi. Quand j’ai retiré le corps du tonneau, je l’ai trouvé dans un état de parfaite conservation. J’ai disposé, dans une salle basse de la mairie, un filet sur lequel je l’ai fait sécher à l’aide d’un poêle dont la chaleur a été réglée. J’ai fait faire un très beau cercueil en bois dur, bien ciré; et maintenant, le maréchal, entouré de bandelettes et la figure à découvert, est déposé dans son cercueil ouvert, près de celui du général Saint-Hilaire, dans une pièce souterraine dont j’ai la clef. »

L’embaumement a-t-il été si réussi que cela ? Fortin s’en vante car personne n’est venu vérifier l’efficacité de la nouvelle thanatopraxie chimique. Seule la veuve du Maréchal, on le verra plus loin, de façon totalement fortuite, a été en mesure d’en apprécier, malheureusement, le résultat. Alors que la procédure de l’embaumement antique, aux plantes, pratiquée sur le général Le Blond semble avoir mieux réussi, la putréfaction du cadavre est stabilisée, tandis que celui de Lannes libère des signes évidents d’un échec. Même si son cercueil en bois dur est beau et bien ciré, comme le souligne Fortin pour faire oublier ce triste constat, le corps est tellement en décomposition qu’un deuxième cercueil en plomb cette fois, sera nécessaire pour emprisonner les odeurs.

Larrey toujours en possession du cœur du Maréchal, en informe Clarke, duc de Feltre, ministre de la Guerre depuis 1806. Celui-ci est quelque peu surpris qu’il ne l’ait pas aussitôt remis officiellement à une haute autorité comme le Maire de Strasbourg ou le général Desbureaux. Le docteur tente d’apaiser le courroux ministériel précisant qu’il se tient à la disposition de la famille pour le rendre. Il sera finalement déposé aux Invalides avant d’être donné à la famille qui l’inhumera dans son caveau au cimetière Montmartre.

Loin de la cave de la mairie, faisant fi de tous ces détails macabres, l’Empereur précise ses intentions : le maréchal Lannes et le général comte de Saint-Hilaire feront l’objet de funérailles nationales le 6 juillet 1810 et demande dès le mois de novembre 1809 au ministre de la guerre un programme pour les cérémonies. Pourtant un incident vient perturber ce bel ordonnancement. En effet la duchesse de Montebello s’est vue attribuer le rôle de Dame d’Honneur auprès de la nouvelle Impératrice Marie-Louise, fille de l’empereur d’Autriche, celui dont les soldats ont tué son mari. A ce titre elle accompagne la nouvelle épouse impériale dans cet autre déplacement de Vienne à Paris. De passage à Strasbourg le 22 mars 1810 la tentation est trop forte. Louise de Montebello intrigue pour tenter de voir, enfin, le corps de son époux, si proche d’elle. Lors d’une des soirées officielles offertes pour fêter la future impératrice des français, elle ne résiste pas à demander au préfet du Bas-Rhin la permission d’accéder à la dépouille. Le préfet hésite un instant puis tout est fait pour convaincre Fortin, le gardien du caveau temporaire, de conduire, vers minuit, l’infortunée veuve auprès de son mari soit disant embaumé. La scène est terrible, Louise de Montebello ne s’attendait pas à un tel spectacle, elle crie et s’évanouit. Et si Fortin trouve les mots pour raconter ce moment tragique dans sa lettre du 23 mars à Cadet de Gassicourt, l’Empereur, lui, le prend très mal. Il interdit formellement toute nouvelle visite pourtant espérée par la jeune veuve, non parce qu’il craint les conséquences négatives pour la santé psychique et nerveuse de la duchesse mais parce que pour lui le temps des émotions et des intimités est définitivement clos.

Le corps de Jean n’appartient plus à ses proches mais à la Nation. Le temps des « honneurs funèbres » est en effet arrivé et doit s’imposer à tous, duchesse, préfet et pharmacien. Le 3 janvier 1810 les ordres de l’Empereur sont rendus publics : le corps du maréchal Lannes sera conduit à Paris en compagnie de celui du général Louis-Vincent-Joseph Le Blond, comte de Saint-Hilaire, héros d’Austerlitz, pour être placés dans l’église Sainte-Geneviève au terme d’une translation officielle à travers la France, de Strasbourg au Panthéon. Le 25 janvier l’Empereur s’inquiète : « je vous avais demandé un projet de fête funèbre pour le maréchal Lannes et de charger un orateur de prononcer son oraison funèbre. Vous ne m’avez pas fait connaitre ce que vous avez fait. ». Le 8 février le chef de l’Etat s’adresse cette fois à son fidèle Maret, duc de Bassano : « Monsieur Maret, je vous renvoie le programme des cérémonies pour la translation du corps du duc de Montebello. Je désire qu’il parte de Strasbourg le 22 mai, jour anniversaire de la bataille d’Essling, et arrive à Paris le 6 juillet, anniversaire de la bataille de Wagram. Faites ces changements au programme et faites les imprimer dans le Moniteur. Envoyez le programme au ministre de la guerre pour qu’il le fasse exécuter. ». Se dessine ici très clairement la volonté impériale de faire de ces obsèques une grande manifestation nationale. Le 12 mai le ministre de la guerre a transmis ses ordres au général commandant la 5é division militaire de Strasbourg sous la forme d’un « programme des honneurs funèbres décernés à Jean LANNES », accepté par Napoléon sur proposition de CLARKE, ministre de la guerre. Il détaille le déroulé des funérailles entre le 22 mai et le 6 juillet 1810.

Première étape : « translation du corps de Strasbourg à Paris ».
Départ prévu le 22 mai 1810, à 6 heures du matin précise bien le programme. Cette fois et à la différence du trajet Vienne Strasbourg, rien ne se fera dans l’improvisation, tout est réglé jour par jour, heure par heure. Treize coups de canon, cloches battant à toute volée, roulements de tambours, haies de soldats présentant les armes, les dépouilles embaumées sortent enfin de la cave de l’hôtel de ville, le maréchal en tête, avec armes et décorations, son bâton et une couronne de laurier. Ils prennent la direction de la cathédrale qui est tendue de noir. Après la cérémonie religieuse un ecclésiastique lit le programme du cortège funèbre réservé au maréchal Lannes dont le cercueil est placé sur un attelage funéraire. Bien entendu le corps du général, doit suivre « constamment » le corps du maréchal mais sans jamais le dépasser.

Commence alors l’ultime voyage vers Paris avec ses ultimes cérémonies. Un convoi est organisé toujours conformément au programme transmis par le ministre et conforme aux vœux de l’Empereur :
« Dans toutes les villes et les lieux où le convoi devra passer la nuit, où s’arrêter dans la journée, le corps sera reçu et déposé dans l’église principale, et reconduit avec les cérémonies religieuses et les honneurs que le lieu comportera. Un ecclésiastique veillera près du corps. Une garde d’honneur, fournie par la garnison, la gendarmerie et la garde nationale, relèvera le détachement, occupera les postes voisins de l’église et y placera les sentinelles. » Le cortège officiel se met en place, direction Saverne, selon les prescriptions prévues :

– un détachement de 25 cavaliers,
– la voiture de l’ecclésiastique (en l’occurrence par l’abbé Jausion, second aumônier de l’église des Invalides),
– le char funéraire,
– la voiture du membre de la famille et de l’officier d’état-major (à savoir le capitaine Crépy, parent de la maréchale et servant dans le 1er régiment des chasseurs-tirailleurs de la Garde Impériale,
– enfin un second détachement de 25 cavaliers.

Ils seront finalement 60 cavaliers avec à leur tête le colonel Dupuy.
Ainsi part le convoi. La durée du voyage sera de 6 semaines jusqu’à Paris.

Il arrive le 23 mai à Phalsbourg
25 mai à Sarrebourg
26 mai à Blamont
27, 28, 29 mai à Lunéville
30, 31 mai, 1er, 2 et 3 juin à Nancy
4,5, 6 juin à Toul
7 juin à Void
8 juin à Ligny
9, 10 et 11 juin à Bar-sur-Ornain
12 juin à Saint-Dizier
13 et 14 juin à Vitry
15,16, 17, 18, 19 juin à Chalons sur marne
20 et 21 juin à Epernay
22 juin à Dormans
23, 24 et 25 juin à Château-Thierry
26 juin à La Ferté sous Jouarre
27, 28, 29 et 30 juin à Meaux
1er juillet à Claye-Souilly
2 juillet arrivée à Paris.

On imagine facilement l’impact visuel et émotionnel d’un tel déplacement à travers les campagnes de Lorraine et de Champagne. A Nancy la cérémonie réservée au héros venu d’Autriche est grandiose mais pensons aussi au passage du cortège dans des petites villes comme Void, Ligny ou Bar sur Ornais où un séjour de 3 jours a été prévu, d’autant que le cérémonial était très strict : « Dans toutes les villes et lieux où le convoi devra passer la nuit, ou s’arrêter dans la journée, le corps sera reçu et déposé dans l’église principale, et reconduit avec les cérémonies religieuses et les honneurs militaires que le lieu comportera. Un ecclésiastique veillera près du corps. Une garde d’honneur, fournie par la garnison, la gendarmerie et la garde nationale, relèvera le détachement, occupera les postes voisins de l’église et y placera des sentinelles. » Voici ce que rapporte le Moniteur Universel : « Le 9, le convoi funèbre est entré à Bar-sur-Ornain, vers onze heures du matin. Le clergé et les autorités constituées étaient allés à sa rencontre à l’entrée de la ville, et l’on conduit à Notre-Dame. Le corps du maréchal duc de Montebello a été déposé sous un dais dans le chœur, et celui du général Le Blond a été placé un peu au-dessous du côté de la nef. Une garde d’honneur a porté le corps du maréchal depuis le char jusqu’au sarcophage. L’église était tendue de noir. La compagnie de réserve et la gendarmerie étaient sous les armes. Le 12 il y a eu service solennel, auquel les fonctionnaires publics ont assisté, ainsi qu’un nombre considérable de particuliers. Le 12 le convoi a continué sa route. » Oui il semble bien que la foule ait été considérable et recueillie, à Nancy ce qui peut se comprendre mais aussi dans le modeste village Void ou à Bar-sur-Ornain (aujourd’hui Bar le Duc) faisant de cette translation une vraie manifestation d’adhésion à l’Empire, transfigurant la perte du héros magnifié et associant le peuple, les fonctionnaires publics, l’armée et le clergé. C’était une époque où, le professeur Robert Morrissey l’a bien montré dans son livre « Napoléon et l’héritage de la gloire », l’idée de gloire et son puissant levier identitaire comptait pour quelque chose. Le colonel Dupuy qui on le sait commande le détachement, nous a livré ses impressions. Il écrit : « Dans tous les départements que j’ai traversés en transportant le corps de Son Excellence, j’ai été à même de juger jusqu’à quel point se portaient les regrets et l’admiration du peuple pour le héros qui en était l’objet. Partout les magistrats, les militaires, le peuple, jetaient des fleurs sur la tombe et toujours aussi les larmes s’y mêlaient. Des couronnes y étaient partout déposées ; chacun à l’envie me demandait l’honneur de veiller près de lui. ». Après 42 jours de cheminement, d’arrêts, de cérémonies, de célébrations, soit le lundi 2 juillet 1810, les corbillards du maréchal et du général arrivent à Paris.

Que prévoit le programme concocté par le ministre pour ce lundi ?

« L’état-major de la division de la place, et des détachements de cavalerie le recevront à la barrière et l’escorteront jusqu’aux Invalides. Le clergé des Invalides et le maréchal-gouverneur recevront le corps et le conduiront sous le dôme, où il sera exposé pendant quatre jours sur une estrade ornée de drapeaux enlevés à l’ennemi dans les batailles où le maréchal s’est illustré. Le dôme sera ouvert tous les jours, de midi à quatre heures au public. »
On notera à nouveau ce souci impérial de convier et de lier armée, clergé et surtout population : le dôme sera ouvert au public jusqu’au 6 juillet, soit 4 jours ce qui n’est pas rien, surtout dans un Paris où les monuments officiels ouverts au public ne sont pas si nombreux. Toujours le même tryptique : armée-clergé-peuple. En effet les « honneurs funèbres » commencent le 6 juillet à midi, jour anniversaire de la bataille de Wagram. Les corps des deux militaires passent du dôme à l’église des Invalides, tendue de noir avec des citations du livre des Macchabées, tout à fait adapté pour la circonstance, comme celles-ci : « Il dit à ses troupes : combattez aujourd’hui pour vos frères. Il vaut mieux mourir dans le combat que de voir le malheur de notre pays. Il a été fort vaillant dès sa jeunesse. Il exposa sa vie pour servir sa patrie, et il s’acquit un nom immortel. Qu’il soit général de vos troupes, et il conduira votre peuple à la victoire. Ils emportèrent le corps de leur frère et le mirent dans la sépulture de gloire. ». Mais avant le dernier déplacement qui les conduiront au Panthéon, place à la cérémonie religieuse. De nombreux hauts personnages seront présents : le Prince Borghèse, Talleyrand, Berthier et beaucoup d’autres, ainsi que l’archichancelier de l’Empire, Cambacérès, qui préside. Toute la pompe funèbre et impériale se déploit avantageusement. « Les armes, les décorations, le bâton et la couronne de laurier du maréchal, seront placés sur le cercueil. ». Autour du cercueil 4 maréchaux ont été désignés : Moncey, Sérurier, Davout et Bessières. Il a été prévu que le chanoine Raillon prononce l’oraison et il y « retracera les traits de sa vie militaire qui honorent l’homme et le guerrier, et qui peuvent exciter », toujours selon le programme rédigé par le duc de Feltre, « la reconnaissance publique ». Mais c’est l’aumônier personnel de l’Empereur et évêque de Gand, le baron de Broglie qui célèbre l’office.

Bien entendu la famille Lannes est présente et le requiem de Mozart apporte toute l’émotion nécessaire. Mais il est temps maintenant de constituer le cortège funèbre pour la dernière traversée de Paris. Le cercueil du maréchal est désormais placé sur le char funéraire. Le cortège est constitué d’un cortège militaire qui « doit offrir » précise le programme officiel « une image de l’armée ; il sera composé autant que possible de détachements de toutes les armes ». C’est bien ce qui sera rassemblé : la cavalerie avec le général de Saint-Germain, l’infanterie avec le général Claparède, l’artillerie avec le général d’Aboville enfin les sapeurs et mineurs avec le général Andréossy. Ils seront suivis notamment par les maréchaux et le général Hulin, gouverneur de Paris. Ensuite vient le cortège religieux composé de représentants du clergé de Paris, de l’aumônier de l’Empereur ainsi que d’enfants et vieillards des hospices. Enfin le cortège d’honneur qui sera suivi nous indique toujours le programme du ministre par la voiture vide du maréchal, quatre voitures de deuil destinées à la famille Lannes, les voitures des hautes personnalités, un détachement de cavalerie avec trompettes et musique fermera la marche.

On sort des Invalides pour emprunter l’esplanade, on passe devant le Corps Législatif, la rue de Bourgogne, les quais jusqu’à la rue Saint-Jacques puis on se dirige vers la place du Panthéon. Les cloches des églises parisiennes sont mises à contribution et treize coups de canons rythment la déambulation tandis que la musique militaire s’emploie à jouer la marche funèbre de Gossec et la troupe à former la haie. La dernière cérémonie est maintenant arrivée. Que nous dit à ce moment précis le programme ? « Arrivé à l’entrée de l’église souterraine, le corps, accompagné des personnes principales des cortèges militaires, religieux, de deuil et d’honneur, sera descendu, à bras, dans l’église par des grenadiers décorés, et blessés dans les mêmes batailles que le maréchal. L’aumônier de Sa Majesté remettra le corps à l’archiprêtre. Un maréchal d’Empire adressera au maréchal duc de Montebello les derniers adieux de l’armée. Le prince grand-dignitaire, présidant la cérémonie, déposera la médaille destinée à perpétuer la mémoire de ces honneurs funèbres, du guerrier qui les reçoit, et des services qui les ont mérités. ».

Il revient au maréchal Davout, récemment de retour d’Allemagne, de prononcer ce dernier discours, le discours d’adieux à Jean Lannes. De ce discours on retiendra ce paragraphe : « Militaires de toutes les armes et de tous les grades qui représentez ici l’armée française, le plus bel éloge qu’on puisse faire de celui qui n’est plus, c’est de le prendre pour modèle. Nous suivrons les exemples que nous a laissés le maréchal duc de Montebello ; nous nous pénétrerons de son zèle, de son dévouement, de son courage, et nous serons toujours prêts à verser comme lui la dernière goutte de notre sang pour le service et la gloire de notre grand et bien aimé Empereur. ». Parallèlement et conformément aux ordres de l’Empereur Napoléon, toutes les églises principales du chef-lieu de chaque département de l’Empire, ainsi que des places de guerre de première classe, un service religieux aura été ordonné.

C’est fait, la fastidieuse migration, plus d’une année, d’Ebersdorf à Paris est enfin achevée et le maréchal Lannes repose pour un séjour éternel au Panthéon. Napoléon aura réussi à réinventer de toutes pièces, après l’épisode révolutionnaire, un cérémonial de l’éternité et faire des funérailles d’un maréchal d’Empire une vaste opération de politique intérieure.

Parfois on s’étonne de l’absence de l’Empereur à ces obsèques qui serait mise sur le compte de la trop grande émotion ressentie par Napoléon. Déjà pour la cérémonie de translation du corps du général Desaix de Milan au col du Grand Saint-Bernard il n’avait pas trouvé le temps de se déplacer, peut être en raison de la distance. Mais cela serait mal le connaitre. Il a certes été profondément touché par la mort de Jean Lannes mais il entend également dépasser ce moment douloureux, faire oublier l’échec d’Essling et la mort d’un grand serviteur de l’Empire, au moment où il a besoin de consolider la congruence du peuple, de l’armée et du clergé. L’année 1809 a été celle des frayeurs avec une quasi-défaite à Essling et une bataille, Wagram, difficilement gagnée. 1809 c’est aussi l’année de l’enlèvement brutal du Pape dont les conséquences fissurent le régime et impriment une source de réprobation. En 1810, après l’abdication du roi de Hollande, son frère, l’Empire entre dans une nouvelle phase de son évolution, il atteint son acmé. Pour y parvenir pleinement Napoléon a besoin de remobiliser la société, des villes aux campagnes, en faisant du maréchal Lannes un modèle, source de courage et de volonté d’où cette longue translation du corps de Lannes à travers la France. Dans son livre « L’avènement de Bonaparte » Albert Vandal insiste : « Cet insigne chef de guerre fut le pacificateur des Français. Il refit la cohésion nationale ; c’est sa gloire, son incontestable gloire, et rien ne prévaudra contre elle. » Le discours du maréchal Davout qui dispose d’une autorité morale incontestable sur l’appareil militaire est à cet égard fort éloquent.

C’est d’ailleurs toute l’utilité du Panthéon. Comme le rappelle fort justement Mona Ozouf dans son livre sur le Panthéon celui-ci « n’est pas la mémoire nationale, mais une des mémoires politiques offertes aux français ». Lannes est déposé tel un ex voto et offert en effet à la reconnaissance des Français. Dans ce contexte l’Empereur, qui se retire à Rambouillet ce jour-là, ne peut qu’être absent à cette fête funèbre. Certes il est désormais marié civilement depuis le 1er avril 1810 avec la fille de l’Empereur d’Autriche. Célébrer à travers un rituel funéraire officiel une victoire sur son beau-père pourrait être jugé diplomatiquement inconvenant. Mais c’est la manœuvre politique, que les révolutionnaires avaient déjà utilisée à leur profit, qu’il faut d’abord prendre en considération. A l’hommage collectif, peuple-armée-clergé, rajouter l’Empereur serait superfétatoire ; plus qu’une incohérence, cela pourrait s’interpréter comme une source d’affaiblissement politique plus que d’une force restaurée. Napoléon le Grand ne peut pas se fondre dans ce triptyque ; il est au-dessus et il n’a pas à descendre à son niveau. Le faire serait déchoir, en être absent c’est se grandir. Chacun sait pertinemment que c’est lui, seul, Napoléon, qui est le grand ordonnateur des cérémonies et des honneurs rendus au maréchal. Tout le monde a bien compris le sens de la volonté impériale. A l’aune de cette ambition et de cette « idéologie de la gloire » comme moyen de légitimation politique, l’hommage funéraire rendu à Lannes est une réussite exceptionnelle, la première et la seule dans son genre sous l’Empire. Elle a chassé, du moins l’espère-t-il, toutes les vilaines pensées démontrant que sa mort était un mauvais présage annonçant la fin du régime. Or Napoléon n’aime pas les mauvais présages. Il les chasse, et les dissipe avec brio grâce à ce héros autour duquel il convient désormais de se rassembler et de se projeter. Comme l’indique Thierry Lentz « la guerre fut aussi montrée en exemple aux citoyens, Napoléon lui-même estimant que « le français, naturellement chevaleresque et guerrier, (est) toujours entraîné, subjugué même par l’éclat de la gloire et pardonne tout au succès et à la victoire. »

Mais les funérailles du maréchal Lannes ne sont pas sans poser d’autres questions :

Pourquoi avoir associé le général Le Blond qui entrera comme Lannes au Panthéon et dans l’éternité ? Le général Espagne lui aussi est mort à Essling et il n’est pas au Panthéon. Volonté de donner un autre gage à l’armée ? Mais alors un général a droit aux mêmes honneurs qu’un maréchal d’Empire ?

Pourquoi avoir décidé de placer le corps du maréchal au Panthéon et non aux Invalides comme pour le grand Turenne, le 22 septembre 1800, à l’issue d’une très solennelle cérémonie ? Turenne aux Invalides et Lannes au Panthéon est-ce cohérent ? Sans évoquer aussi le cœur de Vauban déposé ensuite aux Invalides le 26 mai 1808. Oui si l’on admet qu’aux Invalides, Lannes n’aurait été « offert » qu’aux seuls militaires, tandis que sur l’autel du Panthéon (bien que dans une crypte), le héros est « offert » à toute la société et c’était bien l’objectif de ces « honneurs funèbres». D’ailleurs le Panthéon sera sous l’Empire, un des rares monuments à être ouvert en permanence au public, au peuple dans son ensemble pourrions-nous dire. Mais sur ce point Patrice Gueniffey dans son dernier ouvrage, « Napoléon et De Gaulle » nous livre surement une clef pour dénouer cette énigme : « Napoléon songeait-il en fait déjà aux Invalides pour lieu éventuel de son dernier repos, et répugnait-il à y entrer pour ainsi dire en second, et répugnait-il à y entrer à la suite d’un de ses lieutenants ? Ce n’est pas impossible, d’autant que l’idée de créer aux Invalides une nouvelle nécropole royale n’était pas nouvelle. Louis XIV l’avait déjà eue déjà. » Et Patrice Gueniffey de déclencher le couperet final : « Lannes eût été de trop. Le seul dont il semble avoir réellement désiré qu’il reposât à ses côtés est Duroc. ». Ce dernier finira par y arriver, mais en 1847, soit juste après son souverain.

Finalement le corps de Lannes, objet de haute politique à un instant donné de l’histoire de l’Empire, n’a-t-il pas été « oublié » au Panthéon au milieu de tant de simples généraux, Béguinot, Choiseul-Praslin, Mahler, Garnier de Laboissière, Morard de Galle, Sénarmont, Ordener, Songis des Courbons, Dorsenne, Walther, Legrand, Reynier auxquels il faut ajouter bon nombre de sénateurs et de personnalités scientifiques ou ecclésiastiques tous largement oubliés aujourd’hui mais tous glorieux en leur temps ? Tout ce périple et tous ces honneurs pour rien ?

Dans son livre « Le Panthéon. Symbole des révolutions » Barry Bergdoll écrit :

« Après la chute de l’Empire une volte-face sévère contre une telle prolifération de grands hommes se traduisit par le fait qu’aucune inhumation n’eut lieu au Panthéon pendant les soixante-dix ans qui suivirent les Cent-jours. Les régimes qui suivirent l’Empire accusèrent Napoléon d’avoir totalement dévalué l’honneur d’accéder en ce lieu et, à part l’exception que constitue le transfert du corps de Soufflot au Panthéon en 1829 – réalisation d’un vœu émis par les Génovéfains dès le XVIIIème siècle- personne ne fut inhumé au Panthéon entre la chute de l’Empire en 1815 et 1885, année des funérailles de Victor Hugo. Sous la monarchie de Juillet un commentateur écrit que sous l’Empire « il suffisait d’être dignitaire, grand officier de l’Empire pour devenir Grand Homme. Ainsi, la source qui devait féconder la morale publique fut détournée pour honorer le dévouement servile de la noblesse instituée par Bonaparte : le Panthéon ainsi prostitué cessa d’illustrer la mémoire des morts ».

En ce début du XIXème siècle le Panthéon semble se refermer sur lui-même, ensevelissant en même temps Jean Lannes alors que son Empereur faisait son entrée triomphale aux Invalides en 1840. Edgard Quinet en 1868 dans son livre « Paris guidé par les principaux écrivains et artistes de France » apporta à son tour sa vision du Panthéon : « L’Empire parut l’avoir oublié : puis tout d’un coup Napoléon y fit entrer l’un de ses plus vaillants généraux, Lannes. Si la Nation eut été consultée, elle lui aurait donné pour compagnon de tente, Hoche, Kléber, Marceau, Joubert. Lannes resta seul à son tour et comme dépaysé dans ce séjour de la paix. D’ailleurs, que pouvaient devenir des honneurs funèbres qui ne dépendaient plus que de la faveur et de l’amitié du Prince ? En mêlant à Voltaire et Rousseau des dignitaires obscurs, sans lendemain, on ôta bientôt au Panthéon son auréole. Le nom lui resta, la pensée en fut retirée. Ce ne fut plus ni Sainte-Geneviève, ni le Panthéon mais une chose sans âme, tombée en désuétude, sépulcre vide d’une révolution morte. »

Mais au-delà de ces diverses interrogations et ces jugements sévères voire iniques sachons reconnaitre que le duc de Montebello aura, avec Bougainville, et au terme de son périple homérique d’Ebersdorf à Paris, sauvé le Panthéon impérial du ridicule, car eux deux, ajoutons Carnot et Monge, avaient vraiment le droit d’y entrer. Lannes, le maréchal du Panthéon, erreur d’adresse ou dernière victoire offerte à Napoléon le Grand ? Pour paraphraser le général de Gaulle s’agissant du maréchal Lyautey en d’autres circonstances, le maréchal d’Empire, Jean Lannes, duc de Montebello, Prince de Sievers, n’a jamais cessé, même après le 6 juillet 1810 de servir non seulement le Panthéon, mais aussi la France.

Christian BOURDEILLE

BERGDOLL Barry. Le Panthéon. Symbole des révolutions. Catalogue d’exposition, Paris, Hôtel de Sully et Montréal, Centre canadien d’architecture. 1989.

CAROL Anne. L’embaumement. Une passion romantique. France XIXe siècle. Champ Vallon. 2015.

CHARDIGNY Louis. Les Maréchaux de Napoléon. Bibliothèque napoléonienne. Taillandier. 2003

DAMAMME Jean-Claude. Lannes, maréchal d’Empire. Bibliothèque Payot.1999.

GUENNIFEY Patrice. Napoléon et De Gaulle. Perrin.2017.

LENTZ Thierry. Napoléon et la France. Editions Vendémiaire.

MORRISSET Robert. Napoléon et l’héritage de la gloire. PUF 2010

NAZARET Antoine, Jean Lannes, l’héroïsation d’un Maréchal d’Empire, mémoire de maîtrise, dir. J.-O. Boudon, 2005.

ZINS Ronald. Le Maréchal Lannes, favori de Napoléon. Editions Horace Cardon

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