Pendant plusieurs siècles, l’Antiquité a fourni une inspiration à ceux qui voulaient célébrer de grands hommes ou décrire des personnalités déchirées par leurs devoirs ; mais Shakespeare (1564-1616) puis Corneille (1606-1684) et Racine (1639-1699) se tournaient essentiellement vers l’époque romaine. Cela continua avec la Révolution et, si l’Empire développa une véritable égyptomanie, le monde grec restait très en-deçà, même si, dès le XVIIIe siècle, l’Allemagne préromantique et néo-classique, notamment avec Johann Joachim Winckelmann (1717-1768), s’y intéressait. Benjamin Constant (1767-1830), sous la Restauration, mit en avant l’idée que seule Athènes s’était souciée de liberté politique à la façon des modernes, autrement dit comme les Britanniques ; tel fut le thème de son fameux discours De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes prononcé en 1819. Mais il devait revenir à Victor Duruy (1811-1894), le ministre de l’Instruction publique de Napoléon III (1852-1870), de se faire le chantre de Périclès (495-429 av. J.-C.).
Athènes redécouverte
Dans le monde napoléonien et même au-delà, Duruy figure un peu comme une exception. Napoléon III, d’abord, se sera avant tout passionné pour le monde romain et gallo-romain : il crée en 1862 le Musée des Antiquités celtiques et gallo-romaines, actuel Musée d’archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye, et son Histoire de Jules César commence à paraître en 1865. Le reste de la famille impériale y a également apporté une contribution notoire ; ainsi en a-t-il été des fouilles menées du côté de Naples par le roi Joseph (1806-1808) puis par le roi Joachim (1808-1815) et son épouse Caroline (1782-1839), ainsi que de celles de Lucien (1775-1840), passionné par la civilisation étrusque dans le Latium. Leur tropisme antique, conforme au monde corsico-italien auquel ils appartenaient, les a naturellement orientés vers Rome.
Un historien d’aujourd’hui apporte une utile contribution sur le rôle de Duruy. Vincent Azoulay, un helléniste professeur d’histoire ancienne à Paris-Est Marne-la-Vallée, est un spécialiste du monde grec. Il vient de sortir tout un numéro de Documentation photographique (mai-juin 2016) consacré à Athènes. Citoyenneté et démocratie au Ve siècle avant J.-C., qui pose la problématique de la nature, de l’exercice et des limites de la liberté dans cette petite partie du monde grec. Surtout, il a publié une nouvelle édition de son Périclès. La démocratie athénienne à l’épreuve du grand homme.
En examinant, en fin d’ouvrage, « la fabrique du mythe péricléen », il décrit le changement qui s’opère en Europe au XIXe siècle vis-à-vis de celui dont la renommée l’a associé à toute une époque, puisqu’on va désormais parler du « siècle de Périclès ». S’il note dans son Introduction que l’on doit à Ernest Renan (1823-1892) son image d’un « idéal cristallisé en marbre pentélique », il expose comment ce temps a vu « émerger un Périclès magnifié sous les traits d’un grand bourgeois parlementaire ». Il raconte :
« Publiée au milieu du XIXe siècle, la monumentale History of Greece de l’historien libéral George Grote joua un rôle crucial dans cette conversion du regard. Rapidement traduite en France, l’œuvre inspira à son tour les réflexions des historiens continentaux, tels Victor Duruy et Ernst Curtius. En quelques décennies, Périclès devint l’incarnation du miracle grec jusqu’à être célébré comme le génie ayant légué à la postérité deux monuments impérissables : l’écrin de marbre du Parthénon et l’écrin de paroles de l’oraison funèbre.
« Pour que s’enracine le mythe péricléen, il fallut que se conjuguent deux évolutions parallèles. Tout d’abord, une mutation des pratiques et de l’imaginaire politiques : les progrès de la démocratie parlementaire, au XIXe siècle, firent beaucoup pour la nouvelle popularité du stratège. Ensuite, une nouvelle perception du temps historique [… où] Périclès trouva une place éminente, en tant que maillon essentiel dans la constitution de cet âge classique qui donna à l’Antiquité ses plus beaux monuments. »
Éloge de l’aristocratie
Toutefois, une sorte de renversement des perspectives, due au problème des nationalités, fit que, « au fur et à mesure que les Français et les Anglais redécouvraient Périclès, les Allemands s’en détournaient ostensiblement ». Plus généralement, « Thucydide prit sa revanche sur Plutarque au point de devenir l’archétype de l’historien scientifique, épris de vérité et de rigueur. L’Athènes péricléenne profita de ces évolutions pour s’imposer comme la cité antique de référence en Europe et aux États-Unis. Deux historiens libéraux jouèrent un rôle crucial dans cette grande transformation — George Grote en Angleterre et Victor Duruy, qui acclimata ses thèses en France. »
Et de noter que, un quart de siècle après une brève apparition, en 1827, dans un tableau de Dominique Ingres (1780-1867), Apothéose d’Homère, 1851 voit le jeune François-Nicolas Schifflart (1825-1901) le transformer en sujet principal de son Périclès au lit de mort de son fils. Or, « que cette toile ait obtenu le grand prix de Rome de peinture historique a valeur de symbole : c’est la même année que Victor Duruy (1811-1894) publiait chez Hachette la première édition de son Histoire grecque, où Périclès recevait une attention exceptionnelle. »
Vincent Azoulay poursuit :
« Affirmant son dédain pour Sparte, réduite à une “simple machine de guerre“, l’historien français célébrait avec une vigueur inédite l’Athènes bourgeoise et son chef incomparable : “Jamais homme n’eut dans Athènes un pareil pouvoir ; et […] jamais pouvoir ne fut acquis et conservé par des voies plus pures“. Périclès, sans titre particulier, sans commandement spécial, et “par la seule autorité de son génie et de ses vertus“, fut “aussi maître dans Athènes et plus noblement qu’Auguste dans Rome“. L’idéalisation était portée à son comble puisque Duruy allait jusqu’à légitimer la politique impérialiste de la cité : “De toutes ces dominations brisées, une seule était regrettable, celle d’Athènes et de Périclès. Tant qu’elle avait duré, il y avait eu moins de cruautés et d’injustices, plus d’éclat et de prospérité que la Grèce n’en avait jamais connu“.
« Cependant, cet éloge n’allait pas jusqu’à la célébration du système démocratique en tant que tel. Car, pour l’auteur, les Athéniens s’apparentaient à une élite, “une aristocratie élevée par ses goûts, son élégance, sa culture intellectuelle et l’habitude du commandement, au dessus de la condition ordinaire des autres peuples“. Ce n’était donc pas la “populace ignoble“ qui gouvernait la cité mais une aristocratie de 15 000 citoyens. De ce point de vue, l’argumentation de Duruy était parfaitement compatible avec le régime autoritaire mis en place, l’année même de la première édition, par Louis-Napoléon Bonaparte. »
Gambetta aussi
Il apparaît enfin intéressant de voir la trace laissée par Victor Duruy dans l’historiographie française :
« Cette représentation idéalisée de l’Athènes péricléenne ne triompha pas sans résistance dans le milieu intellectuel français : tout à sa dévotion pour Sparte, le philologue Charles Nisard livra un compte rendu acerbe de l’ouvrage, accusant son auteur de vouer à Athènes “une admiration juvénile“. Cependant, la situation évolua rapidement dans les années qui suivirent, lorsque Duruy obtint un magistère incontesté sur le monde scolaire. Après avoir gravi tous les échelons du système éducatif, il put diffuser ses thèses par le biais de manuels — tel son Abrégé d’histoire grecque pour la classe de cinquième, paru en 1858 et réédité à maintes reprises. Devenu inspecteur général de l’enseignement secondaire (1862-1863), puis ministre de l’Instruction publique (1863-1869) sous le Second Empire, il eut tout le loisir d’imposer sa vision de la Grèce dans les collèges et lycées français.
« L’avènement de la Troisième République paracheva cette lente conversion du regard. Alors que Napoléon III restait fasciné par César […], Gambetta voyait dans l’Athènes péricléenne une caution pour le nouveau régime républicain. Il revendiqua explicitement l’analogie dans l’oraison funèbre prononcée le 24 mai 1874, au cimetière Montparnasse, sur la tombe d’Alton Shée : “Si elle a l’intelligence de se rallier à la France nouvelle, à la France du travail et de la science, [la noblesse] contribuera, par son patriotisme fier et sa noble délicatesse, à lui donner cette fleur d’élégance et de distinction qui fera de la république française dans le monde moderne ce qu’était la république athénienne dans l’antiquité“. Prenant modèle sur l’oraison funèbre de Périclès, Gambetta appelait de ses vœux l’instauration d’une République modérée, associant le travail du peuple, la science des savants et l’élégance des aristocrates. »
Voilà en tout cas qui montre comment un grand intellectuel qui fut aussi un politique de premier plan, au demeurant soutenu par l’impératrice, joua un rôle essentiel dans la nouvelle perception de l’Antiquité grecque. Pourtant, sa première œuvre avait été une Histoire des Romains, qui lui avait d’ailleurs valu la Légion d’Honneur sous la Monarchie de Juillet…
Jean Étèvenaux
Bibliographie :
Vincent Azoulay, Périclès. La démocratie athénienne à l’épreuve du grand homme, Paris, Armand Colin, 2016 [édition revue et augmentée par rapport à celle de 2010], 352 pages